Par : Yves Delecraz
Document : Defrénois n°25, 18 juin 2020, page 19.
Jadis très peu pratiquées, les libéralités graduelles et résiduelles ont été consacrées par la réforme des successions du 23 juin 2006, offrant ainsi aux praticiens un nouvel outil qui permet d’organiser, sur le long terme, la transmission du patrimoine. On constate en pratique que deux objectifs principaux sont recherchés : la conservation des biens dans la famille et l’optimisation fiscale.
NDLR –Cet article est la publication de l’intervention de l’auteur aux Journées notariales de la personne et des familles qui se sont tenues le 9 mars 2020.
Les conditions de la transmission du patrimoine des familles ont été fondamentalement bouleversées avec l’augmentation de l’espérance de vie1.
On décède aujourd’hui à un âge où les enfants sont déjà installés et la fonction purement économique de la transmission successorale, opérant un transfert des actifs à leur profit, n’est plus déterminante.
Les praticiens constatent ainsi, de la part des familles, une demande croissante d’anticipation avec la volonté d’organiser la transmission de leur patrimoine ; l’objectif est souvent, soit d’opérer un saut de générations permettant une transmission directe à la génération d’après déjà en âge de s’installer, soit de gérer sur le long terme une transmission consentie plus tôt et qui impose alors un contrôle, dans la durée, des actifs transmis.
La loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 portant réforme des successions et libéralités offre de nouveaux outils de gestion patrimoniale permettant aux praticiens de répondre aux besoins de leur clientèle.
Elle consacre, ainsi, la validité des libéralités dites « substitutives » qui permettent d’étaler sur deux générations la transmission au moyen d’une charge graduelle ou résiduelle.
Sur le plan civil, ces libéralités, à double détente, permettent en pratique au disposant de conserver la maîtrise du sort des actifs transmis au décès du bénéficiaire initial de la libéralité avec une nouvelle transmission organisée à l’avance ; sur le plan fiscal, elles permettent une optimisation très intéressante de la transmission.
I – L’intérêt civil des libéralités substitutives
La loi du 23 juin 2006 contient une innovation : elle introduit dans le Code civil un nouveau chapitre intitulé « Des libéralités graduelles et résiduelles ».
Le dispositif nouveau issu de la loi offre de réelles opportunités au disposant en lui permettant de décider du sort posthume des biens transmis et de garantir, en particulier, leur maintien dans la famille d’origine.
A – Une innovation de la réforme du 23 juin 2006
La réforme des successions du 23 juin 2006 clarifie le régime des libéralités substitutives ; elle permet désormais de stipuler une charge graduelle ou résiduelle tant dans un legs que dans une donation.
Historiquement, les substitutions ont toujours répondu à la volonté du disposant de conserver un contrôle sur le bien donné notamment pour que son sort ne dépende pas de la seule volonté du gratifié avec le risque qu’il échappe à la famille d’origine.
L’ancien droit connaissait les substitutions fidéicommissaires qui permettaient au disposant d’imposer à la personne gratifiée de conserver le bien donné jusqu’à son décès et de le transmettre à un bénéficiaire en second.
Ces substitutions, qui limitaient la liberté du gratifié et qui étaient considérées comme une survivance du système aristocratique, ont été interdites lors de la Révolution française. Cette interdiction a été reprise par le Code civil qui ne permettait une substitution qu’en cas de libéralité au profit des enfants et des frères et sœurs et au seul bénéfice de leurs enfants mais avec un régime contraignant qui en a limité l’usage pratique (C. civ., art. 1048 à 1074 anc.).
En revanche, la nécessité de pouvoir organiser une transmission sur plusieurs têtes s’est traduite par le développement, néanmoins resté limité, de la pratique des transmissions testamentaires sous la forme des legs de residuo qui a été validée par la jurisprudence au cours des XIXe et XXe siècles2.
La réforme de 2006, dans le prolongement des propositions contenues dans l’offre de loi du groupe Carbonnier3, a mis fin à la prohibition des libéralités substitutives. Il existe désormais deux mécanismes substitutifs légaux distincts : la libéralité graduelle (C. civ., art. 1048 à 1056), où le bénéficiaire est tenu de conserver sa vie durant les biens reçus afin d’en assurer la transmission à son décès à un nouveau bénéficiaire et la libéralité résiduelle (C. civ., art. 1057 à 1061), où le bénéficiaire a seulement l’obligation de rendre, au jour de son décès, ce qui restera en nature des biens reçus.
Ces libéralités dites « substitutives » s’articulent autour de deux rapports binaires, distincts et successifs : le premier entre le disposant et le premier gratifié ou grevé et le second entre le disposant et le second gratifié ou appelé. Il n’existe aucun lien juridique entre le premier et le second gratifiés, ce dernier n’étant, en aucun cas, l’ayant cause du premier (C. civ., art. 10514). C’est cette indépendance entre les deux bénéficiaires et le rattachement direct de chacun au disposant qui confèrent au dispositif son originalité civile et son attractivité fiscale5.
Le législateur reprend également la proposition de l’offre de loi du groupe Carbonnier en élargissant la permission des libéralités substitutives aux donations permettant ainsi d’utiliser ce mécanisme à double détente lors d’une transmission organisée du vivant du disposant ; il s’agit d’une innovation remarquable qui constitue un bouleversement de la philosophie du droit français des successions6.
Il s’agit là pour le praticien d’un nouvel outil à mettre à la disposition de clients désireux d’anticiper, par une donation, la transmission de leur patrimoine en contrôlant deux degrés de transmission.
B – Un nouveau dispositif de transmission patrimoniale
Le Code civil traite des libéralités graduelles aux articles 1048 à 1056 puis des libéralités résiduelles aux articles 1057 à 1061 avec un tronc commun7.
1 – La libéralité graduelle
La libéralité graduelle est définie à l’article 1048 du Code civil comme étant « grevée d’une charge comportant l’obligation pour le donataire ou le légataire de conserver les biens ou droits qui en sont l’objet et de les transmettre, à son décès, à un second gratifié désigné dans l’acte ».
Le gratifié est donc tenu d’une double obligation, celle de conserver puis celle de transmettre ; le dispositif s’articule ainsi autour de trois éléments :
- une double libéralité faite par un même disposant à deux gratifiés différents ;
- un ordre successif dans les effets de cette libéralité avec une transmission au second gratifié réalisée au décès du premier ;
- une charge de conserver et de transmettre imposée au premier gratifié au bénéfice du second.
L’article 1049, alinéa 1er, du Code civil prévoit que la libéralité graduelle, comme résiduelle d’ailleurs, « ne peut produire son effet que sur des biens ou des droits (…) subsistant en nature au décès du grevé » mais l’alinéa 2 apporte une exception à la règle : « Lorsqu’elle porte sur des valeurs mobilières, la libéralité produit également son effet, en cas d’aliénation, sur les valeurs mobilières qui y ont été subrogées ».
La question de la subrogation. Cette dernière n’étant prévue expressément que pour les valeurs mobilières, la question de savoir si l’obligation de conservation est d’ordre public pour les autres actifs ou s’il est possible de prévoir, conventionnellement, une subrogation est posée.
Plusieurs auteurs y sont favorables à défaut d’interdiction expresse ou de volonté du législateur tirée des travaux parlementaires8 ; cependant, le dispositif d’une libéralité à double détente repose sur l’idée du contrôle et de la préservation d’un bien déterminé à l’occasion de deux transmissions successives et souvent avec l’objectif, pour le disposant, de la conservation du bien en nature dans la famille d’origine à l’instar d’un droit de retour. Ainsi, pour une autre partie de la doctrine, il existe un doute sur la possibilité d’étendre conventionnellement le jeu de la subrogation9.
Il est évident que l’obligation de conservation en nature du bien transmis qui interdit au gratifié tout acte de disposition à titre onéreux comme à titre gratuit10 et les interrogations sur la possibilité d’y déroger conventionnellement constituent un frein indéniable à l’utilisation pratique de la clause graduelle compte tenu de la contrainte pour le gratifié de conserver le bien reçu, ce qui peut apparaître aujourd’hui comme un anachronisme absolu qui paralyse la vie des patrimoines11.
Il faut ajouter la difficulté résultant de la protection de la réserve du premier gratifié.
La question de la réserve. La protection de la réserve est maintenue dans les libéralités substitutives, laquelle doit revenir libre de toute charge à son bénéficiaire (C. civ., art. 1054, al. 1er). Ainsi, s’agissant des libéralités graduelles, si la charge grève sa réserve, le bénéficiaire peut agir en cantonnement, c’est-à-dire en réduction de l’assiette de la charge12. On peut se heurter à des difficultés liquidatives notamment lorsque la charge portera sur un bien excédant la quotité disponible mais indivisible ; il sera alors matériellement impossible de la cantonner. On peut penser que, dans cette hypothèse, l’impossibilité d’agir en cantonnement aboutisse à la disparition totale de la charge13. Le bénéficiaire pourra toujours accepter que la charge grève sa réserve dans les formes de l’article 930 du Code civil s’il s’agit d’une donation14 et s’il s’agit d’un legs, le cantonnement devra être demandé dans l’année du décès (C. civ., art. 1054, al. 3). La loi ajoute que si la part de réserve est grevée avec le consentement du bénéficiaire, la charge bénéficie alors de plein droit à l’ensemble des enfants nés ou à naître (C. civ., art. 1054, al. 4) ; dans ce cas, il n’y a donc plus de liberté dans la désignation du second gratifié.
2 – La libéralité résiduelle
La liberté résiduelle, en revanche, n’oblige pas le premier gratifié à conserver le bien reçu mais seulement à transmettre au second ce qui en subsistera à son décès (C. civ., art. 1058, al. 1er). Ainsi le premier gratifié pourra librement consommer le bien reçu ou en disposer à titre onéreux et en totalité s’il le souhaite ; il pourra également consentir une donation sauf si le disposant le lui a interdit (C. civ., art. 1059, al. 2). La clause résiduelle le prive seulement du droit de disposer à cause de mort, par institution contractuelle ou par testament.
Cette liberté laissée au disposant confère, évidemment, un avantage à la libéralité résiduelle par rapport à la libéralité graduelle. Ici la subrogation réelle est bien sûr exclue (C. civ., art. 1058, al. 2) ; si le bien reçu a été vendu, le prix de vente ou le bien acquis en remploi figurera dans sa succession libre de toute charge15.
De même, sur le plan liquidatif, la situation est beaucoup plus simple puisque l’article 1059, alinéa 3, du Code civil précise que lorsque le premier gratifié est héritier réservataire, il conserve la possibilité de disposer entre vifs ou à cause de mort des biens qui ont été donnés en avancement de part successorale ; le premier gratifié est ainsi libéré, dans ce cas, de toute contrainte.
Si le bien reçu existe encore en nature, en tout ou partie, au décès du premier gratifié, il sera transmis au second gratifié, lequel tiendra ses droits directement du disposant.
3 – L’extension du dispositif aux donations
L’une des innovations majeures de la réforme du 23 juin 2006 est d’avoir permis de stipuler une charge résiduelle non seulement dans un testament mais aussi dans une donation, ce qui offre au praticien un nouvel outil dans la planification de la transmission patrimoniale.
Les donations substitutives bénéficient d’un régime exorbitant du droit commun. L’article 1055 du Code civil précise que le donateur peut révoquer la donation à l’égard du second gratifié tant que ce dernier ne lui a pas notifié son acceptation, laquelle doit intervenir en la forme authentique.
Ainsi le donateur n’est pas tenu d’informer le second gratifié de l’existence de la libéralité et conserve la possibilité, jusqu’à son décès, de maintenir la charge graduelle ou résiduelle, de la supprimer ou d’en faire bénéficier une autre personne.
Cette souplesse spécifique des donations substitutives peut être intéressante en pratique et permet au donateur de conserver le contrôle sur la seconde transmission. Il est aussi possible pour le donateur de désigner un second gratifié à titre subsidiaire qui recevrait le bien donné en cas de révocation du second gratifié à titre principal.
Cette possibilité n’est pas expressément prévue par les textes mais dès lors que l’article 1056 du Code civil prévoit la possibilité pour le donateur de désigner un autre second gratifié en cas de décès de ce dernier avant le premier ou en cas de renonciation de sa part, il semble possible de l’étendre en cas de révocation16.
La donation résiduelle, compte tenu de la liberté qu’elle confère au premier gratifié qui pourra faire du bien reçu ce qui lui plaît de son vivant, en le donnant ou, plus souvent, en le vendant (et dans ce cas, libre à lui de consommer le prix ou de l’investir, la charge ayant alors disparu) constitue une réponse intéressante entre les mains du praticien dans différentes circonstances.
Une situation fréquente peut, en particulier, intéresser la pratique notariale : un père de famille consent une donation à ses enfants et souhaite lors du décès des donataires que les biens donnés demeurent dans la famille.
Une interdiction de vendre permettra la conservation du bien par l’enfant donataire du vivant du donateur et un droit de retour conventionnel permettra le maintien du bien dans son patrimoine en cas de prédécès du donataire17 ; à sa disparition en revanche, le père de famille est bien conscient que si le donataire souhaite vendre, il le pourra sans contrainte mais si tel n’est pas le cas, il souhaite, au moment du décès du donataire, que le bien reste dans la famille.
La charge résiduelle est une réponse adaptée dans deux cas particuliers.
Premier cas : l’un de ses enfants n’a pas de descendance, la charge résiduelle optimise alors, lors du décès de l’enfant donataire, la transmission du bien aux frères et sœurs ou au profit des neveux et nièces pour profiter du saut de génération, ces derniers pouvant être désignés deuxièmes bénéficiaires à titre subsidiaire.
Deuxième cas : l’un des enfants a lui-même des enfants, la charge résiduelle optimise ici, lors du décès de l’enfant donataire, la transmission aux petits-enfants.
La transmission au profit d’un enfant sans descendance. Régis est le père de deux enfants : Alexandre, lui-même père d’un fils, Eliot mineur, et une fille Agathe, célibataire sans enfant.
Régis souhaite donner un appartement loué à sa fille Agathe dont la situation financière est précaire mais souhaite qu’à son décès, l’appartement, s’il n’était pas vendu, revienne à son petit-fils, Eliot.
L’option A consiste à mettre en place :
- une donation par Régis à Agathe de l’appartement en pleine propriété ;
- un testament par Agathe contenant un legs de l’appartement au profit de son neveu, Eliot.
Cette option se heurte à la fiscalité pénalisante de la transmission tante/neveu (v. exemple chiffré ci-après)
L’option B consiste à mettre en place :
- une donation par Régis de l’usufruit de l’appartement à Agathe et de la nue-propriété à son petit-fils Eliot.
Si cette option est fiscalement plus intéressante, elle ne correspond pas à la volonté du père de famille qui souhaite que sa fille puisse librement disposer, non seulement des revenus du bien donné, mais également du capital dans l’hypothèse où les revenus de l’appartement ne suffiraient pas à subvenir à ses besoins courants. Il considère aussi qu’Eliot est encore jeune et qu’une transmission, même en nue-propriété, est prématurée.
L’option C, celle d’une donation résiduelle, apparaît ici comme la mieux adaptée ; conformément à l’article 1059 du Code civil, la fille conserve la possibilité de vendre l’appartement, lequel reviendra à son neveu seulement à son décès et si elle n’use pas de cette faculté, le tout avec une fiscalité très avantageuse.
Si ce schéma est adapté en présence d’un enfant dont on sait déjà qu’il n’aura pas d’enfant le jour de la donation, il peut s’appliquer aussi en présence de jeunes enfants qui n’ont pas de descendance mais qui sont susceptibles d’être parents ultérieurement. Or le souhait des parents est de maintenir le bien dans la famille en l’absence de descendant du donataire.
Rien ne s’oppose alors à conditionner le jeu de la charge résiduelle à l’absence de descendant du premier gratifié. Ainsi, si le second gratifié ne laisse aucun descendant susceptible de recueillir le bien donné, ce dernier, par le jeu de la charge résiduelle, se trouve transmis au second gratifié dans des conditions optimisées. En revanche, dans le cas contraire, la charge résiduelle ne joue pas et la donation résiduelle dégénère alors en donation ordinaire ; le bien donné a alors vocation à être transmis, par voie successorale, aux descendants du premier gratifié18.
La transmission au profit des petits-enfants. Henry a une fille Solène, elle-même mère d’un garçon, Alexandre, mineur ; il est propriétaire d’une maison de famille qu’il souhaite transmettre dès maintenant à sa fille mais avec le souhait qu’elle revienne à terme à son petit-fils.
L’option 1 consiste pour Henry à consentir une donation à sa fille (en nue-propriété), à charge pour elle de transmettre à son tour, lors de sa succession, la propriété à son fils.
Cette option se heurte à un coût fiscal élevé lié à la double transmission (v. exemple chiffré ci-après).
L’option 2 consiste pour Henry à transmettre directement la propriété en nue-propriété à son petit-fils avec le bénéfice de l’économie d’une transmission. Mais Alexandre est mineur et Henry souhaite notamment éviter la contrainte de devoir solliciter le juge des tutelles si la propriété devait être vendue avant la majorité d’Alexandre. De plus, la donation risque d’excéder la quotité disponible et Henry ne souhaite pas exclure sa fille, ni restreindre ses droits et souhaite également éviter des comptes complexes au moment de son décès entre sa fille et son petit-fils.
L’option 3 consiste à mettre en place une donation démembrée : donation de l’usufruit à Solène et de la nue-propriété à Alexandre. Le coût fiscal reste ici plus intéressant que dans l’option 1 mais demeure la difficulté liée au risque d’atteinte à la réserve et l’inconvénient de la seule détention de l’usufruit par Solène qui la prive du droit de vendre librement la propriété.
L’option 4 consiste à mettre en place une donation-partage transgénérationnelle en démembrement de propriété qui aurait la vertu de geler les valeurs au jour de la donation-partage pour le calcul de la quotité disponible mais demeure ici l’inconvénient de l’indisponibilité du bien entre les mains de Solène.
L’option 5, celle d’une donation résiduelle, apparaît là encore comme la mieux adaptée. Elle permet à Henry d’organiser la transmission au profit des deux générations tout en permettant à sa fille de conserver sa vie durant la maîtrise du bien donné. Il consentira une donation résiduelle en nue-propriété à sa fille et il suffira de la stipuler en avance de part successorale pour qu’elle conserve le droit d’en disposer à titre gratuit par donation ou par testament sans contestation possible par Alexandre. Henry conserve ici également le droit de révoquer la donation résiduelle au profit d’Alexandre tant que ce dernier ne l’a pas acceptée.
Il faut ajouter que Solène, première bénéficiaire, conserve la possibilité, si son père ne l’en a pas privée, de consentir de son vivant une donation au profit d’Alexandre, dans l’hypothèse où ce mode de transmission anticipé s’avérerait plus avantageux qu’une transmission opérée par le jeu de la charge résiduelle compte tenu notamment du jeu d’un démembrement de propriété et des abattements fiscaux.
La donation résiduelle apparaît comme un nouvel outil pertinent mais son succès dépend surtout de son attractivité fiscale.
II – L’intérêt fiscal des libéralités substitutives
Si le régime fiscal des donations résiduelles est très attractif, il convient de vérifier, aujourd’hui encore plus qu’hier, qu’il n’est pas susceptible d’être remis en cause sur le fondement de l’abus de droit.
A – Une optimisation fiscale recherchée
Le régime fiscal des donations substitutives est défini par l’article 784 du Code général des impôts (CGI) ; ses caractéristiques sont les suivantes :
- il y a deux donations successives et chacune d’elles constitue le fait générateur d’une mutation taxable, ce qui implique que le second donataire soit taxé sur une base revalorisée au jour du décès du premier donataire ;
- la taxation de chaque donataire s’opère au tarif applicable d’après le lien de parenté qui l’unit au donateur ;
- les droits payés lors de la première transmission s’imputent sur ceux exigibles lors de la seconde.
Malgré la revalorisation de l’assiette lors de la seconde donation, la combinaison d’une taxation en fonction du lien de parenté avec le seul donateur et de l’imputation des droits acquittés lors de la première donation confère au dispositif un attrait fiscal certain ; la première transmission est neutralisée fiscalement, seule la seconde transmission est taxée avec un coût partiellement pris en charge lors de la première.
Deux points particuliers méritent d’être soulignés :
- lorsque le donateur est décédé au jour de la seconde transmission, le tarif applicable est celui des donations et non celui des successions ; ainsi un petit-enfant, second gratifié, sera taxé après le décès de son grand-père avec le bénéfice d’un abattement de 31 865 € et non de 1 594 €19 ;
- lorsque le donateur a lui-même acquitté les droits lors de la première transmission, l’imputation est admise par l’Administration20.
Reprenons et chiffrons le coût fiscal de la transmission dans les deux exemples évoqués ci-dessus en comparant les options A et 1 (schéma le plus classique de transmission) et les option C et 5 (donation résiduelle).
1 – Exemple de la transmission en présence d’un enfant sans descendant
Option A : donation ordinaire par Régis de l’appartement à Agathe et legs par cette dernière à Eliot (valeur appartement : 500 000 € au jour de la donation par Régis et 700 000 € au décès d’Agathe)
Option A | |
---|---|
Coût fiscal de la donation | |
Valeur donnée : | 500 000 € |
Abattement : | – 100 000 € |
Assiette taxable : | 400 000 € |
Droits générés : | 78 194 € |
Coût fiscal du legs | |
Valeur léguée : | 700 000 € |
Abattement : | – 7 967 € |
Assiette taxable : | 692 033 € |
Droits générés : | 380 618 € |
Coût total des deux transmissions : | 458 812 € |
Option C : donation résiduelle par Régis à Agathe (APS), premier gratifié, et à Eliot, second gratifié :
Option C | |
---|---|
Coût fiscal de la donation résiduelle | |
Donation – droits générés (idem option A) : | 78 194 € |
Décès d’Agathe – assiette taxable :(valeur transmise à Eliot en vertu de la clause résiduelle : 700 000 € – abattement grand-père/petit-fils : 31 865 €) | 668 135 € |
Droits générés avant imputation : | 143 402 € |
Imputation des droits de donation déjà acquittés : | – 78 194 € |
Droits dus : | 65 208 € |
Coût total de la donation résiduelle : | 143 402 € |
Économie réalisée par rapport à option A : | 315 410 €soit près de 69 % |
2 – Exemple de la transmission sur deux générations
Option 1 : donation ordinaire par Henry (78 ans) à Solène en nue-propriété et transmission successorale par Solène à Alexandre (valeur maison au jour de la donation : 800 000 € ; valeur au jour du décès de Solène : 1 000 000 €)
Option 1 | |
---|---|
Coût fiscal de la donation | |
Valeur donnée (nue-propriété) : | 560 000 € |
Abattement : | – 100 000 € |
Assiette taxable : | 460 000 € |
Droits générés : | 90 194 € |
Coût fiscal de la succession | |
Valeur transmise : | 1 000 000 € |
Abattement : | – 100 000 € |
Assiette taxable : | 900 000 € |
Droits générés : | 212 962 € |
Coût fiscal total des deux transmissions : | 303 156 € |
Option 5 : donation résiduelle par Henry à Solène (APS), premier gratifié en nue-propriété, et à Alexandre, second gratifié.
Option 5 | |
---|---|
Coût fiscal de la donation résiduelle | |
Donation – droits générés (idem option 1) : | 90 194 € |
Décès de Solène – assiette taxable :(valeur transmise : 1 000 000 , Henry étant décédé – abattement : 31 865 €) | 968 135 € |
Droits générés avant imputation : | 239 932 € |
Imputation des droits de donation déjà acquittés : | – 90 194 € |
Droits dus : | 149 738 € |
Coût total de la donation résiduelle : | 239 932 € |
Économie réalisée par rapport à option 1 : | 63 224 €soit près de 21 % |
La clause résiduelle, dans ces deux hypothèses :
- parce qu’elle laisse une liberté quasi-totale au premier gratifié ;
- parce qu’elle peut être écartée, par le jeu d’une condition, si le jour du décès du premier gratifié, ce dernier a des descendants ou au contraire, être mise en place directement au profit de ces derniers ;
- parce qu’elle permet ainsi d’opérer une transmission au profit des héritiers ab intestat du premier gratifié mais dans des conditions fiscales bien plus avantageuses
- ne présente finalement que des avantages ;
- ainsi, elle pourrait (ou devrait) devenir une clause systématique21, dès lors que sur le plan fiscal, la situation est totalement sécurisée.
B – Une optimisation fiscale sécurisée
Existe-t-il un risque qu’une libéralité substitutive, compte tenu de l’économie fiscale générée, puisse être remise en cause au titre de l’abus de droit ?
La question se pose en présence de tout dispositif d’optimisation fiscale, tant au titre de l’abus de droit classique, qu’au titre du mini-abus de droit.
1 – L’absence de risque au titre de l’abus de droit
Aux termes de l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales (LPF), l’Administration est en droit d’écarter comme ne lui étant pas opposables les actes constitutifs d’un abus de droit :
- « soit que ces actes ont un caractère fictif » ; il s’agit alors de l’abus de droit par simulation ;
- « soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées en égard à sa situation ou à ses activités réelles » ; il s’agit ici de l’abus de droit par fraude à la loi. Il nécessite la réunion de deux éléments. Un élément objectif : l’utilisation d’un texte à l’encontre des intentions de son auteur et un élément subjectif : la volonté d’éluder l’impôt.
Frauder la loi, ce n’est donc pas simplement poursuivre un but fiscal, c’est d’abord aller au-delà des intentions du législateur. Dans le cas contraire, c’est-à-dire si l’intention du législateur est respectée, alors peu importe que l’opération génère un gain fiscal ; quelle que soit l’importance de ce gain, l’abus de droit n’est pas caractérisé22.
En matière de libéralités substitutives, la question de l’éventuel abus de droit par simulation ne se pose pas, car la libéralité est réelle et opère un double transfert de propriété successif au profit du premier gratifié puis au profit du second.
Quant à l’abus de droit pour fraude à la loi, il n’est pas plus caractérisé dès lors que le législateur fiscal a, lui-même, intégré l’originalité civile du dispositif, c’est-à-dire le rattachement direct des deux gratifiés successifs au disposant, en précisant à l’article 784 du CGI que la taxation de chaque donation s’opère au tarif applicable d’après le lien de parenté qui l’unit au donateur.
Il n’y a évidemment pas détournement abusif de la volonté du législateur. L’économie fiscale n’est que la conséquence directe du dispositif civil intégré par le législateur fiscal.
2 – L’absence de risque au titre du mini-abus de droit
L’article L. 64 A du LPF définit ce qu’il est désormais courant de qualifier de « mini-abus de droit ».
Contrairement à l’article L. 64 du LPF dont les dispositions relatives à l’abus de droit par fraude à la loi visent les schémas ayant un but « exclusivement » fiscal, le texte vise ici les schémas ayant un but « principalement » fiscal.
Les articles L. 64 et L. 64 A ont donc en commun de définir l’abus de droit par fraude à la loi selon deux critères : un but exclusivement ou principalement fiscal (élément subjectif) et une application littérale des textes à l’encontre des objectifs de leur auteur (élément objectif).
Ainsi, dès lors qu’un dispositif générateur d’une économie fiscale, quelle que soit son importance, repose sur un texte et reste conforme à la volonté du législateur, ce qui est le cas des libéralités substitutives, l’abus de droit classique comme le mini-abus de droit sont écartés23.
1 –
En 2017, l’espérance de vie est de 85,3 ans pour les femmes et de 79,5 ans pour les hommes. V. Papon S., « Les gains d’espérance de vie se concentrent désormais aux âges élevés », INSEE focus 12 juin 2019, n° 157.
2 –
96e congrès des notaires de France, Le patrimoine au XXIe siècle, Lille, 2000.
3 –
Carbonnier J, Catala P., de Saint-Affrique J. et Morin G., Une offre de loi, 2003, Defrénois.
4 –
C. civ., art. 1051 : « Le second gratifié est réputé tenir ses droits de l’auteur de la libéralité. Il en va de même de ses héritiers lorsque ceux-ci recueillent la libéralité dans les conditions prévues à l’article 1056 ».
5 –
Nicod M., « Substitutions : libéralités graduelles et résiduelles », JCP N 2019, formulaire.
6 –
Hude L. et Brenner C., « Les libéralités graduelles et résiduelles : du sommeil au réveil ? », JCP N 2016, n° 24, 1196.
7 –
L’article 1061 du Code civil étend aux libéralités résiduelles quelques articles applicables aux libéralités graduelles : C. civ., art. 1049 (objet de la substitution), C. civ., art. 1051 (double libéralité émanant du disposant), C. civ., art. 1052 (garanties et sûretés), C. civ., art. 1055 (révocation des donations substitutives) et C. civ., art. 1056 (caducité des libéralités substitutives).
8 –
Malaurie P., « Les libéralités graduelles et résiduelles », Defrénois 15 déc. 2006, n° 38493, p. 1801 ; Nicod M. et Bouché X., « La mise en œuvre des donations résiduelles », JCP N 2016, n° 18, 1146, nos 10 et s.
9 –
Vernières C. et Bonnet G., « Réflexions pratiques sur les libéralités graduelles et résiduelles », Defrénois 15 janv. 2017, n° 125f8, p. 59.
10 –
Théoriquement, à défaut de clause d’inaliénabilité, le gratifié conserve le droit de disposer du bien transmis, mais les aliénations sont alors consenties sous la condition résolutoire de la survie du second gratifié ; en pratique le premier gratifié ne pourra donc pas aliéner le bien reçu.
11 –
Catala P., « La loi du 23 juin 2006 et les colonnes du temple », Dr. famille 2006, étude 43, n° 10.
12 –
Le cantonnement prend la forme d’un partage et a pour résultat d’individualiser deux masses de biens distinctes : ceux dépendant de la réserve sur lesquels le premier gratifié retrouve ses droits de disposition complets et ceux dépendant de la quotité disponible qui demeurent grevés de la charge.
13 –
« L’impact de la réserve héréditaire sur les libéralités graduelles et résiduelles », Dr. & patr. mensuel 2008, n° 175.
14 –
Si l’acceptation intervient dans un acte postérieur à la donation, elle doit respecter le formalisme de la RAAR mais la question se pose si la renonciation est incluse dans l’acte de donation lui-même ; il est sans doute préférable de respecter le formalisme renforcé dans tous les cas. V. Vernières C. et Bonnet G., « Réflexions pratiques sur les libéralités graduelles et résiduelles », Defrénois 15 janv. 2017, n° 125f8, p. 59 ; contra Fruleux F., in JCl. Civil Code Formulaire, v° Donations, fasc. 30, p. 22.
15 –
Une exception est prévue pour les valeurs mobilières : la subrogation joue dans ce cas de telle sorte que les titres acquis en remploi du prix de cession de ceux donnés prennent leur place et se trouvent soumis à l’obligation de transmission au second gratifié (C. civ., art. 1049, al. 2) ; par ailleurs, la possibilité de prévoir une subrogation conventionnelle dans une libéralité résiduelle est également discutée.
16 –
Nicod M. et Bouché X., « La mise en œuvre des donations résiduelles », JCP N 2016, n° 18, 1146.
17 –
Sur l’articulation de la clause de retour conventionnel et de la clause résiduelle, v. Vernières C. et Bonnet G., « Réflexions pratiques sur les libéralités graduelles et résiduelles », Defrénois 15 janv. 2017, n° 125f8, p. 59.
18 –
Il en irait différemment en cas de donation graduelle car alors la charge de conserver, qui serait anéantie par le jeu de la condition dans l’hypothèse où le premier gratifié deviendrait parent, apparaîtrait comme injuste et se heurterait à l’article 900-1 du Code civil qui dispose que les clauses d’inaliénabilité affectant un bien donné ou légué ne sont valables que si elles sont temporaires et justifiées par un intérêt sérieux et légitime.
19 –
BOI-ENR-DMTG-10-20-50-10, 12 sept. 2012, n° 130.
20 –
BOI-ENR-DMTG-10-20-50-10, 12 sept. 2012, n° 90.
21 –
Brenner C. et Hude L., « Les libéralités graduelles et résiduelles : du sommeil au réveil », JCP N 2016, n° 24, 1196.
22 –
Fernoux P., « Revisitons le passé à l’aune du but principalement fiscal », Dr. fisc. 2019, p. 279.
23 –
Dans une instruction du 31 janvier 2020 (BOI-CF-IOR-30-20, 31 janv. 2020, n° 70), l’Administration a confirmé que les transmissions anticipées de patrimoine ne sont pas en elles-mêmes concernées sous réserve qu’elles ne soient pas fictives dès lors que le législateur a entendu favoriser ce type de transmission.