Libéralités familiales atypiques : état des lieux

19 avril 2018

Mise à disposition gratuite d’un logement et financement des études

Par : Rédaction Lextenso et Yves Delecraz
Document : Defrénois n°16, 19 avril 2018, page 25.

NDLR –Cet article est la publication de l’intervention de l’auteur aux Journées notariales de la personne et des familles qui se sont tenues à l’École du notariat les 12 et 13 mars 2018.

L’aide financière consentie par les parents aux enfants est en constante augmentation. Les notaires sont-ils consultés sur les enjeux successoraux ?

L’époque où autonomie financière et majorité légale coïncidaient est révolue ; jadis on avait hâte, devenu majeur, de quitter la maison familiale pour commencer à travailler et gagner le plus tôt possible son indépendance financière. Aujourd’hui, l’entrée sur le marché du travail est de plus en plus tardive et l’accession à l’emploi se réalise fréquemment dans le cadre d’emplois précaires et peu rémunérés, même avec des diplômes supérieurs. L’aide financière parentale se prolonge parfois pendant de longues années et peut représenter in fine des capitaux très importants. Ce phénomène est général ; partout, les transferts financiers intrafamiliaux entre générations sont en augmentation, toutes les études le démontrent.

La difficulté résulte du fait que l’aide est très rarement formalisée. Elle est spontanée et les conséquences sont mal appréhendées.

On note, dans ce contexte, des interrogations de plus en plus nombreuses chez nos clients, parents comme enfants, sur l’impact que peut avoir l’avantage consenti à l’un d’eux lorsqu’il crée un déséquilibre flagrant entre les enfants.

Qu’en est-il en effet lorsqu’un enfant a pu être logé gratuitement par ses parents pendant de nombreuses années, pendant que ses frères et sœurs étaient locataires et acquittaient un loyer ? Lorsque l’aîné poursuit des études supérieures à l’étranger jusqu’à 30 ans, pendant que le cadet est entré sur le marché du travail comme apprenti à 16 ans, faut-il en tenir compte au moment du partage pour rétablir l’égalité ? Lorsqu’un enfant a bénéficié d’un prêt parental d’argent sans intérêts pour acquérir son premier logement et pas son frère, y a-t-il un avantage qui doit là encore être pris en compte dans la succession des parents ?

Le rôle du notaire est déterminant car la question est celle de la qualification juridique de l’avantage procuré à l’enfant bénéficiaire : s’agit-il d’une libéralité qui impactera alors les comptes successoraux via le rapport ou la réduction, ou s’agit-il d’autre chose ? d’une obligation légale, une obligation naturelle ou encore un service gratuit d’entraide exclusif de tout compte entre les enfants ?

Il appartient au notaire en sa qualité de conseil privilégié des familles de poser les bonnes questions pour proposer les bonnes solutions destinées à pacifier les relations familiales et éviter les contentieux au moment du partage.

La mise à disposition gratuite d’un logement au profit d’un enfant est très courante. La nature de cette aide a déjà fait couler beaucoup d’encre et la jurisprudence évolue. Quelle est la situation actuelle ?

Ce service familial fréquent correspond à des situations variées dont la qualification juridique est différente en fonction des circonstances.

Lorsque les parents logent leur enfant pendant ses études, il s’agit d’abord d’une modalité d’exécution de l’obligation parentale d’entretien de l’article 203 du Code civil qui dispose que « les époux contractent ensemble, par le seul fait du mariage, l’obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfants. »

Lorsqu’ils logent leur enfant parce qu’il n’a pas de revenus suffisants au moment d’un licenciement ou d’un divorce par exemple, il ne s’agit pas non plus d’une libéralité, mais de l’exécution de l’obligation alimentaire des articles 205 et 207 du Code civil.

En revanche, qu’en est-il lorsque l’enfant dispose de revenus suffisants mais qu’il est logé gratuitement pendant 10 ou 15 ans ? On sort à l’évidence du champ d’application de l’obligation légale pour entrer dans autre chose.

La Cour de cassation a d’abord considéré que les héritiers ayant occupé gratuitement des immeubles pendant une quinzaine d’années ont bénéficié d’une libéralité portant sur des fruits et ne peuvent être dispensés de rapport (Cass. 1re civ., 14 janv. 1997, n° 94-16813) : la mise à disposition est alors une donation indirecte de fruits.

Évolution à la suite d’un arrêt du 8 novembre 2005 (n° 03-13890) : les hauts magistrats qualifient la mise à disposition gratuite, non plus de donation indirecte de fruits, mais d’avantage indirect soumis au rapport même en l’absence d’intention libérale établie. Bien qu’opportune sur le plan économique compte tenu de l’importance de l’avantage dont profite le bénéficiaire lorsque l’occupation s’est prolongée, cette analyse engendrait le risque de devoir systématiquement faire des comptes.

Retour à une orthodoxie juridique avec quatre arrêts du 18 janvier 2012 (nos 10-27325, 10-25685, 09-72542 et 11-12863) dans lesquels la Cour de cassation rappelle que seule une libéralité nécessitant la démonstration d’une véritable intention libérale est rapportable. L’avantage indirect, pour être rapportable, doit donc être de nature libérale.

Enfin, dans un arrêt récent du 11 octobre 2017 (n° 16-21419), la Cour de cassation reprend la qualification retenue par la cour d’appel de Paris en considérant que la mise à disposition gratuite d’un logement n’est pas un avantage indirect rapportable mais un prêt, simple contrat de service gratuit, lequel ne confère aucun droit patrimonial à son bénéficiaire (ni sur le bien, ni sur ses fruits et revenus). Le débat à ce jour n’est donc plus relatif à la distinction entre avantage indirect et libéralité mais entre contrat de service gratuit et libéralité.

Faut-il dès lors en conclure aujourd’hui que la mise à disposition gratuite serait dans tous les cas un contrat de prêt exclusif de toute libéralité rapportable ?

Rien n’est moins sûr.

Les parties ne sont pas totalement maîtres de la qualification. Une mise à disposition prolongée au profit d’un enfant créant un déséquilibre majeur avec les autres enfants est toujours susceptible d’être qualifiée de donation indirecte de fruits dès lors qu’éléments matériel et intentionnel de la libéralité seront démontrés. L’élément matériel (appauvrissement des parents, qui n’ont perçu aucun loyer, comme enrichissement de l’enfant, qui profite de l’avantage financier, est économiquement évident) est facilement détectable ; quant à l’élément intentionnel, même lorsque la mise à disposition n’a pas été formalisée, il demeure à l’appréciation des juges du fond qui devront rechercher dans les seules circonstances de fait la preuve de l’intention libérale car, entre membres d’une même famille, l’impossibilité morale de se procurer un écrit dispense de la preuve écrite. On ne peut exclure ici une certaine porosité entre élément matériel et élément intentionnel : comment exclure l’intention libérale lorsque l’occupation aura duré 15 ans et que le bénéfice pour l’occupant pourra représenter plusieurs centaines de milliers d’euros pendant que ses frères et sœurs auront, sur la même période, payé un loyer ou remboursé un emprunt ? La volonté d’avantager l’occupant chanceux n’est-elle pas ici démontrée ?

La problématique des études supérieures longues et coûteuses est voisine. Au-delà de l’obligation légale de financer la formation de ses enfants pour leur permettre d’obtenir un diplôme, on peut s’interroger sur la nature de l’avantage résultant d’une formation complémentaire, facultative et très coûteuse. Financer un MBA à Harvard ou Oxford n’entre pas dans l’obligation légale d’entretien. Il peut s’agir d’un avantage indirect de nature libérale qui nécessite un rééquilibrage au décès au bénéfice des autres enfants.

Comment le notaire peut-il être vecteur de sécurité et de paix familiale sur ces questions ?

Le notaire doit pleinement jouer son rôle de conseil. Il lui appartient de proposer à ses clients de régler ces questions en amont par des écrits et, lorsque c’est envisageable, en accord avec les enfants.

Lorsque le logement est fourni pendant les études, il peut être opportun de régulariser une convention écrite de prêt à usage excluant tout transfert de patrimoine et précisant qu’il s’agit d’une modalité d’exécution de l’obligation d’entretien ; l’échéance de restitution devra être précisée et la faculté de sous-location exclue pour éviter une requalification en libéralité.

Lorsque l’opération est onéreuse et que l’enfant est en mesure de payer un loyer, il conviendra de signer un bail d’habitation de droit commun en évitant un loyer fictif ; sinon, il s’agira d’une donation déguisée.

Si les parents souhaitent d’emblée qualifier la mise à disposition de libéralité, ils pourront constituer un usufruit ou un droit d’usage et d’habitation temporaire ; l’avantage sera alors qualifié de donation et valorisé en utilisant la méthode arithmétique ou financière. Il sera stipulé rapportable ou non.

Ils pourront même, en cas d’accord familial unanime, envisager une donation-partage avec incorporation de l’avantage résultant de la mise à disposition gratuite (ou du financement d’études supérieures), lequel sera qualifié d’avantage indirect libéral, valorisé et attribué au bénéficiaire.

Enfin, à défaut d’avoir pu régulariser une convention, une dernière solution pourra être conseillée aux parents : un testament prévoyant, soit une dispense de rapport en application de l’article 919, alinéa 2, du Code civil, soit au contraire un rapport en conformité avec l’article 852 du Code civil.