Par : Yves Delecraz
Document : Defrénois n°26, 27 juin 2020, page 52.
Aider ses enfants qui débutent dans la vie en leur consentant une donation d’usufruit temporaire est une technique patrimoniale fréquemment utilisée aujourd’hui.
Elle présente en effet des vertus fiscales intéressantes ; en revanche, sur le plan civil, ce type de libéralité est source d’incertitudes avec des conséquences au moment du règlement de la succession du donateur.
Il appartient alors au notaire, pour éviter les contentieux successoraux, d’être précis dans la rédaction de l’acte de donation pour anticiper les conséquences liquidatives lors du décès du donateur.
NDLR –Cet article est la publication de l’intervention de l’auteur aux Journées notariales de la personne et des familles qui se sont tenues à l’École du notariat les 11 et 12 mars 2019.
La donation d’usufruit temporaire est une technique patrimoniale principalement utilisée au bénéfice des enfants, jeunes adultes, qui poursuivent des études ou débutent dans la vie.
Dans le domaine de l’entreprise, l’usufruit temporaire est aussi utilisé comme technique de financement de l’immobilier professionnel ; il s’agit de localiser un usufruit temporaire directement dans la société d’exploitation et de l’exclure du patrimoine de la société détentrice du foncier qui ne détient alors que la nue-propriété.
Ces techniques relativement récentes, fondées sur le traditionnel démembrement de propriété, témoignent de la redécouverte d’un mécanisme ancien ; elles mettent indéniablement en évidence une approche nouvelle du droit d’usufruit.
Traditionnellement, l’usufruit d’un bien naissait à la suite du décès du titulaire de la pleine propriété qui, aux termes de la loi ou de dispositions testamentaires, transmettait un droit d’usufruit de protection, le plus souvent viager.
C’est le conjoint survivant qui, grâce à la loi, a bénéficié en priorité du mécanisme du démembrement du droit de propriété. Les textes ont, en effet, toujours reconnu au conjoint survivant une vocation successorale en usufruit pour le protéger ; cette protection a été progressivement étendue1.
Ce mécanisme est encore aujourd’hui conçu comme nécessaire à la protection du conjoint survivant pour lui garantir, sa vie durant, le maintien de son cadre de vie et de ses revenus (C. civ., art. 757).
Le démembrement repose classiquement sur la coexistence de deux droits parallèles : l’un, l’usufruit, droit vivant, visible et actif, qui permet à son titulaire de profiter du bien et l’autre, la nue-propriété, droit latent en attente qui permet de disposer de la pleine propriété mais à terme avec le bénéfice des plus-values.
Il permet de concilier les intérêts, apparemment contradictoires, des héritiers appelés à la succession. Ainsi le conjoint, bénéficiaire de l’usufruit, conserve son cadre de vie et son train de vie en ayant la jouissance des actifs pendant que les enfants, nus-propriétaires, recueilleront ces actifs, en intégralité, au décès de l’usufruitier.
Cette conception traditionnelle d’un usufruit de protection le plus souvent subi et viager soulève aujourd’hui quelques interrogations. Très efficace dans une société rurale où les patrimoines étaient principalement constitués d’actifs immobiliers, elle peut s’avérer sources de difficultés sous l’effet de deux changements fondamentaux : d’une part, l’allongement de l’espérance de vie de l’usufruitier et donc de la durée de l’usufruit et, d’autre part, la recomposition des patrimoines et la part croissante des actifs mobiliers2.
Depuis le début des années 80 s’est développée une approche plus économique du démembrement de propriété qui a modifié l’analyse traditionnelle du droit d’usufruit.
Sur le plan fiscal, l’Administration s’est également adaptée et le barème d’évaluation de l’usufruit, qui n’avait pas été modifié depuis 1901, a été revu par la loi de finances pour 2004 ; la valeur fiscale de l’usufruit se rapproche désormais de la valeur économique3.
Les droits respectifs de l’usufruitier et du nu-propriétaire ne doivent plus être systématiquement opposés ; l’usufruit n’apparaît plus comme un instrument viager défensif protecteur de la fin de vie des veuves et des veufs mais comme un outil patrimonial qui peut être soigneusement organisé4.
Il peut être en effet, à l’initiative du propriétaire, aménagé de son vivant, et transmis à un tiers sur une période limitée dans le temps ; il permet ainsi à l’usufruitier de jouir d’un bien ou d’en percevoir les revenus, pendant une durée déterminée à l’avance et à l’issue de laquelle le nu-propriétaire recouvre la pleine propriété du bien.
Dans la conception traditionnelle de l’usufruit, c’est l’usufruitier qui est l’acteur principal, il profite d’un droit viager garanti et le nu-propriétaire est au second plan, il attend pour profiter de ses droits et à la condition qu’il survive à l’usufruitier ; ici, le nu-propriétaire est actif. C’est lui qui est à l’initiative du démembrement. Il abandonne l’usufruit du bien sur une période limitée avec la perspective de le récupérer à l’échéance.
La naissance de l’usufruit n’est plus la conséquence aléatoire d’un prédécès mais résulte d’une stratégie volontaire ; l’usufruit apparaît alors comme un mode de financement potentiel pour un enfant étudiant ou un jeune actif, lui permettant de jouir du bien démembré par une occupation directe ou par la perception des revenus qu’il génère.
On est ainsi passé d’une conception traditionnelle d’un usufruit viager de protection à une conception moderne d’un usufruit temporaire de rendement.
Pour les parents, plutôt que d’accorder une aide financière directe sous forme d’une pension, il peut être judicieux, dès lors par exemple qu’ils sont propriétaires d’un appartement loué, de transférer au bénéfice de leur enfant un usufruit temporaire lui permettant d’appréhender directement le loyer pour financer ses études et ses dépenses courantes si ce dernier ne dispose pas de revenus suffisants. Le transfert est provisoire, directement sur la source même des revenus, sans abandon irrévocable de la propriété du bien productif de ces revenus.
Si cette opération de démembrement, volontaire et temporaire, bien connue des notaires et des spécialistes en organisation patrimoniale, présente, sur le plan fiscal, des avantages certains, elle demeure, sur le plan civil, source d’interrogations.
I – Un régime civil incertain
Pour le civiliste, le démembrement d’un bien avec création d’un usufruit temporaire pose d’abord une question de principe, celle de la nature même du mécanisme qui permet le transfert de droits de la tête du titulaire de la pleine propriété sur la tête de l’usufruitier.
Se pose ensuite une question purement liquidative, s’agissant d’une donation, celle du rapport successoral au moment du décès du donateur.
A – La nature du transfert de l’usufruit temporaire : cession ou constitution ?
La cession à titre gratuit ou à titre onéreux d’un droit réel, comme l’usufruit, suppose que ce droit, objet de la cession, préexiste à la mutation. À défaut, la cession est sans objet et donc frappée de nullité5.
Lorsque des parents envisagent de transférer, pour une durée déterminée, à leur enfant les revenus locatifs qu’ils tirent d’un immeuble loué, ils sont, à cet instant, titulaires de la pleine propriété du bien ; or, à ce stade, le droit d’usufruit en tant que droit autonome n’existe pas. Il est contenu dans le droit de propriété mais n’existe pas de manière indépendante.
La cession d’usufruit temporaire supposerait par principe que sa constitution soit intervenue antérieurement à la cession ; cette constitution antérieure ne pourrait alors être envisagée que sur la tête du disposant et non sur celle du bénéficiaire. Or l’usufruit temporaire est bien constitué sur la tête du bénéficiaire pour une durée déterminée. Le décès du disposant ne met pas fin à l’usufruit transféré, lequel ne prend fin que par l’arrivée du terme ou le décès du bénéficiaire, s’il survient avant.
Le transfert d’un usufruit temporaire sur la tête du bénéficiaire ne peut alors avoir lieu que par constitution et non par cession à son profit6.
Lorsque le transfert est onéreux avec une contrepartie financière à la charge du bénéficiaire, il s’agit d’une constitution à titre onéreux.
Lorsqu’il s’agit d’un transfert sans contrepartie, la constitution est à titre gratuit.
Lorsqu’elle est animée par une intention libérale du disposant, la pratique qualifie l’opération, par facilité, de donation mais, dans la rigueur des principes, il ne peut y avoir de donation sur un usufruit qui n’est pas encore constitué. Qualifier expressément l’opération de donation dans l’acte constitutif présente, en revanche, l’avantage de lever toute ambiguïté sur la nature libérale de l’opération.
De surcroît, si l’opération est limitée dans le temps, c’est parce que l’usufruit constitué sur la tête de l’enfant est temporaire et non parce que le transfert du droit est temporaire.
Le donateur a prévu, conventionnellement, un terme au démembrement dont la survenance entraîne de plein droit la reconstitution de la pleine propriété et du même coup l’extinction du droit démembré (C. civ., art. 617).
La donation n’a rien de temporaire ; elle est irrévocable. C’est le démembrement qui est temporaire et si l’opération est limitée dans le temps, c’est parce que l’usufruit constitué sur la tête du donataire est temporaire et non parce que le transfert du droit est temporaire.
L’opération parfois qualifiée par la doctrine et souvent par la pratique de « donation temporaire d’usufruit » est impropre7 ; il s’agit en réalité d’une « donation d’usufruit temporaire ».
Ajoutons d’ailleurs qu’en pratique le transfert d’un usufruit temporaire par des parents au profit d’un enfant, lorsqu’il est matérialisé par un acte, prend systématiquement la forme d’une donation. Or, selon les circonstances, ce n’est pas toujours exact.
Se pose en effet ici la question délicate des transferts financiers intrafamiliaux, des aides parentales diverses et de leur qualification.
Lorsque des parents aident financièrement leurs enfants, il ne s’agit pas toujours d’une libéralité. La libéralité suppose d’abord l’existence d’une intention libérale comme l’a rappelé la Cour de cassation dans ses arrêts du 18 janvier 20128 ; à défaut d’intention libérale caractérisée, l’opération n’est pas une libéralité. Il peut s’agir d’un simple service gratuit hors comptes successoraux comme le rappelle la Cour dans un arrêt plus récent du 11 octobre 2017 avec la qualification de prêt à usage pour la mise à disposition gratuite d’un logement9.
Il n’y a pas non plus libéralité lorsque l’aide parentale n’est que l’exécution, pour les parents, d’une obligation légale – obligation d’entretien ou obligation alimentaire.
En effet, lorsque les revenus transférés à l’enfant lui permettent par exemple de financer ses études ou simplement de vivre dès lors qu’il ne dispose d’aucun revenu personnel, il s’agit en réalité d’une constitution à titre onéreux comme étant une modalité d’exécution de l’obligation d’entretien ou de l’obligation alimentaire. Il faut d’ailleurs rappeler que l’article 372-2-3 du Code civil prévoit expressément la possibilité de contribuer à l’entretien de l’enfant par l’abandon d’un bien en usufruit.
La rédaction de l’acte constitutif du droit d’usufruit temporaire doit donc être minutieuse et la qualification de l’opération doit être claire et précise pour éviter des difficultés ultérieures au moment du décès du disposant et de la liquidation de sa succession.
Dès lors que l’usufruit temporaire aura été transféré à l’enfant par un acte de donation, se posera alors la délicate question de ses conséquences liquidatives au moment du décès du disposant.
B – Les conséquences du transfert de l’usufruit temporaire : rapport successoral ou pas ?
En présence d’une donation d’usufruit temporaire, comme en présence de n’importe quelle autre donation consentie à un héritier présomptif, se pose la question du rapport à succession.
Le principe. Une telle donation, sauf stipulation contraire, est par principe rapportable conformément à l’article 843 du Code civil10.
Sur ce point-là, il ne peut y avoir de débat, une donation d’usufruit temporaire est rapportable.
Le principe du rapport étant posé, demeure la délicate question de son montant.
Le montant du rapport. L’article 860, alinéa 1er, du Code civil dispose que le rapport est dû de la valeur du bien donné à l’époque du partage, d’après son état à l’époque de la donation.
Deux thèses ici s’opposent.
Pour les partisans d’une application littérale du texte, il faut distinguer selon que le décès des parents intervient antérieurement ou postérieurement au terme de l’usufruit temporaire :
- si les parents décèdent postérieurement au terme et que la succession s’ouvre après que la pleine propriété s’est reconstituée dans leur patrimoine, le rapport est de valeur nulle puisque l’usufruit s’est éteint. De surcroît, à l’appui de cette thèse, il est rappelé qu’aux termes de l’article 856, alinéa 1er, du Code civil, les fruits perçus par le bénéficiaire ne sont pas rapportables11 ;
- si le décès est antérieur au terme de l’usufruit, le rapport sera dû, mais seulement de la valeur résiduelle de l’usufruit compte tenu de la période restant à courir.
Cette thèse est défendue par d’éminents auteurs et de nombreux praticiens12.
Elle met cependant en évidence une véritable incohérence, à notre sens, dès lors qu’aux termes de l’article 851 du Code civil issu de la réforme des successions du 23 juin 2006 : « Le rapport est dû de ce qui a été employé pour l’établissement d’un des cohéritiers (…). Il est également dû en cas de donation de fruits ou de revenus, à moins que la libéralité n’ait été faite expressément hors part successorale ».
Les commentateurs ont d’ailleurs salué ce texte au lendemain de la loi, lequel a, en fait, transposé dans la loi la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle le principe du rapport énoncé à l’article 843 du Code civil « n’opère aucune distinction selon que le défunt donne un bien ou seulement les fruits de celui-ci »13.
Il est vrai que si on a pu considérer, pendant longtemps, qu’une donation de fruits n’était pas rapportable parce que prélevée sur les revenus du disposant destinés à être consommés et donc sans conséquence sur le patrimoine du disposant, les enjeux économiques contemporains imposent une nouvelle approche de ces flux de revenus intergénérationnels qui représentent aujourd’hui des montants très importants.
L’économie réalisée par l’enfant logé gratuitement par ses parents pendant une longue période peut, en effet, aujourd’hui représenter un avantage considérable par rapport à ses frères et sœurs qui auront dû, de leur côté, assumer un loyer ou le remboursement d’un emprunt pour se loger.
Le donataire de fruits est soumis au rapport des fruits perçus pendant que le donataire d’un usufruit temporaire, éteint lors du décès, en serait dispensé ; il y a là une incohérence évidente : ainsi l’enfant à qui les parents auraient abandonné directement les loyers d’un appartement, ou qui percevrait de ses parents une pension régulière prélevée sur les loyers perçus, devrait le rapport des sommes perçues pendant que celui qui aurait bénéficié d’une donation d’usufruit de l’appartement loué et qui aurait perçu les mêmes sommes, en qualité d’usufruitier, y échapperait.
Pour les partisans de la seconde thèse, il n’est pas possible de faire abstraction de l’avantage dont a bénéficié le donataire d’un usufruit temporaire (celui qui a pu occuper gratuitement pendant plusieurs années un logement dans le sixième arrondissement de Paris ou de Lyon ou qui a pu percevoir les loyers correspondants).
Ce n’est pas la lettre de l’article 860 du Code civil qu’il faut appliquer mais son esprit, et faire application par analogie, en présence d’une donation d’usufruit temporaire, de l’article 851 du Code civil pour considérer que l’usufruit temporaire doit être, a minima, assimilé aux fruits qu’il procure ; le titulaire d’un droit d’usufruit détient même plus de droits que le titulaire des seuls fruits puisqu’il maîtrise la source : le droit réel support des revenus qu’il peut utiliser lui-même ou céder à titre onéreux ou à titre gratuit, et qui représente un capital de jouissance ou productif de revenus.
Ainsi, alors que la donation de fruits déclenche un rapport du montant des fruits perçus, la donation d’usufruit doit faire l’objet d’un traitement juridique identique.
Il nous semble que le rapport doit être abordé de la même manière en partant du principe que sur le plan liquidatif, la donation emporte, quels que soient les modes opératoires : donation de fruits, donation d’usufruit, voire parfois mise à disposition gratuite directe du bien, le droit de percevoir les fruits depuis le jour de la jouissance jusqu’à son terme14. C’est alors la valeur totale de l’usufruit sur toute la durée qui doit, à notre avis, faire l’objet du rapport.
Comment alors calculer le montant du rapport ?
Méthode de calcul du rapport. Deux méthodes peuvent être envisagées.
D’abord la méthode arithmétique, qui consiste à procéder simplement à l’addition des loyers encaissés exactement comme en présence d’une donation de fruits, le raisonnement par analogique conduisant à un traitement liquidatif identique15.
Cette méthode présente indéniablement l’avantage de la simplicité du calcul.
Elle présente en revanche des difficultés d’application sur le plan pratique lorsque l’usufruit a été constitué sur une longue période ; le bénéficiaire va devoir justifier du montant des loyers encaissés sur toute la durée de son usufruit. Il risque même de devoir rapporter une valeur supérieure à la valeur du bien en pleine propriété à la date du décès si la donation est consentie sur une très longue durée ; il y a là une incohérence économique.
De plus, cette méthode ne tient pas compte des charges supportées par l’usufruitier donataire qui devraient pourtant être prises en compte car il s’agit, dans le cadre du rapport, de restituer à la masse une valeur dont le patrimoine du donateur s’est appauvri16.
Une seconde méthode est envisageable, la méthode dite « financière », fondée sur une méthode purement économique.
Il s’agit de procéder, par un calcul purement financier, à la capitalisation de l’usufruit sur une période déterminée qui tient compte de la valeur en capital du bien démembré, de la durée de l’usufruit, de l’espérance de vie de l’usufruitier et d’un taux de rendement prédéfini impacté d’une décote intégrant les aléas de la gestion et les charges supportées par l’usufruitier.
Cette méthode est parfaitement connue des gestionnaires de patrimoines17.
Il faut ajouter que dans le domaine de l’entreprise, la question de la valorisation de l’usufruit temporaire est aussi une question délicate ; il s’agit ici de valoriser l’usufruit temporaire d’un immeuble acquis par une société d’exploitation ou retenu par cette dernière lorsqu’elle possède la pleine propriété.
Lors d’un investissement immobilier réalisé par une entreprise, toute la stratégie repose sur la pertinence de la répartition de l’investissement global entre d’une part la structure d’exploitation, dans laquelle on loge un usufruit temporaire, et d’autre part la structure qui va provisoirement détenir la nue-propriété de l’immeuble, siège de l’exploitation.
Dans ce domaine, c’est bien sûr la réalité économique à l’instant de l’investissement et la rentabilité projetée de cet investissement sur la durée qui sont déterminants ; les praticiens retiennent ici, bien évidemment, une valorisation financière de l’usufruit temporaire.
Elle est admise par l’Administration même si, dans ces montages, le risque d’abus de droit plane toujours18.
En matière de donation d’usufruit temporaire entre particuliers, la question qui reste posée est celle de la date à prendre en compte pour déterminer la valeur du bien retenue pour le calcul financier de l’usufruit temporaire ; certains auteurs considèrent que la valorisation de l’usufruit doit se faire sur la valeur du bien au partage19. Mais le bénéficiaire doit alors rendre compte à ses cohéritiers de la plus-value éventuelle du bien entre la donation et le partage, dont il n’a pourtant pas profité. Il nous paraîtrait plus équitable de retenir la valeur du bien à la date de la donation.
En pratique
Pour éviter des difficultés lors du règlement de la succession du donateur, il appartient au rédacteur de l’acte d’être précis pour qualifier et quantifier l’avantage consenti.
Dans l’hypothèse où la donation est stipulée rapportable (car elle peut aussi être consentie hors part successorale), la clause de rapport devra expressément prévoir la méthode d’évaluation pour éviter les aléas d’une interprétation a posteriori de la volonté des parties.
En tout état de cause, si la méthode utilisée devait faire l’objet d’une contestation et qu’il soit démontré qu’elle s’avère avantageuse pour le donataire, les dispositions de l’article 860, alinéa 4, du Code civil trouveraient à s’appliquer, l’avantage étant alors consenti hors part successorale.
Si, sur le plan civil, la donation d’usufruit temporaire reste source de controverses, sur le plan fiscal, la situation apparaît, ce qui peut paraître paradoxal, plus claire.
II – Un régime fiscal avantageux
La donation d’usufruit temporaire, consentie le plus souvent par des parents à leur enfant étudiant ou débutant dans la vie active, va leur permettre d’alléger à la fois la fiscalité sur leur revenu et la fiscalité sur leur patrimoine, en opérant une double réduction d’assiette.
A – Une économie au titre de l’impôt sur le revenu
Les revenus fonciers générés par le bien dont l’usufruit appartient au jeune majeur sont imposables sur sa tête en sa qualité d’usufruitier et ce pendant toute la durée de l’usufruit.
Dès lors, en sa qualité de jeune actif ou même d’étudiant sans revenus dès lors qu’il n’est plus rattaché au foyer fiscal de ses parents, c’est lui qui devient le redevable de l’impôt sur le revenu dans une tranche le plus souvent inférieure à la tranche marginale d’imposition de ses parents.
Ainsi le disponible entre les mains de l’enfant est d’un montant supérieur à la pension alimentaire qui lui serait versée par ses parents, elle-même prélevée sur les loyers fiscalisés sur leur tête et dont les conditions de déductibilité sont très limitées20. Plus la tranche marginale d’imposition des parents est élevée et plus le gain fiscal est important.
Il faut ajouter que le coût fiscal de l’opération est souvent faible ; alors que dans une donation d’usufruit viager, le calcul des droits de donation s’effectue d’après l’âge de l’usufruitier, d’autant plus élevé que l’usufruitier est jeune (CGI, art. 669, I), dans une donation d’usufruit temporaire, les droits sont calculés indépendamment de l’âge de l’usufruitier sur une valeur de 23 % de la valeur de la pleine propriété du bien, par tranche de 10 ans.
B – Une économie au titre de l’IFI
Les parents qui utilisent la donation d’usufruit temporaire bénéficient également d’un autre avantage fiscal, au titre cette fois de la fiscalité du capital.
La transformation de l’ISF en IFI n’a pas modifié, en présence d’un usufruit conventionnel, le principe selon lequel c’est l’usufruitier et non le nu-propriétaire qui est redevable de l’impôt sur la fortune, lequel est calculé sur la valeur en pleine propriété ; le fondement avancé par l’Administration est que l’impôt doit être prélevé entre les mains de celui qui assume les charges afférentes aux biens dont il a la jouissance (CGI, art. 968)21.
On peut d’ailleurs s’en étonner car s’agissant d’un impôt sur le capital, le redevable devrait être le nu-propriétaire seul titulaire du capital. On peut y voir une singularité fiscale mais le réalisme du législateur fiscal apparaît évident : il s’explique d’une part par la volonté de prélever l’impôt auprès de celui qui perçoit le revenu et qui ainsi présente la meilleure solvabilité et, d’autre part, évidemment, par celle de faire échec à l’évasion fiscale qui résulterait de la stratégie d’un démembrement inverse.
Il suffirait, en effet, pour les parents, de consentir une donation de la nue-propriété de tout ou partie de leur patrimoine à leurs enfants pour éluder l’impôt tout en conservant l’usufruit.
Il faut ici néanmoins rappeler que la loi de finances pour 2018 prévoit désormais une imposition IFI partagée entre usufruitier et nu-propriétaire en cas de démembrement légaux notamment en présence de l’usufruit du conjoint survivant prévu à l’article 757 du Code civil (CGI, art. 968).
La constitution d’un usufruit même temporaire au profit d’un enfant exclut ainsi du patrimoine taxable des parents le bien pour le faire entrer dans celui du jeune majeur lui-même rarement taxable au titre de l’IFI.
Là encore, l’économie fiscale réalisée va dépendre de la tranche marginale d’imposition des parents.
Les enjeux fiscaux d’une donation d’usufruit temporaire sont bien maîtrisés et le risque de requalification par l’Administration sur le fondement de l’abus de droit est limité dès lors que l’opération n’est pas fictive ; la fictivité sera exclue dès lors que le train de vie de l’enfant justifiera une aide financière de ses parents et surtout, en présence d’un bien loué, que les loyers seront réellement appréhendés par l’enfant. L’absence de jurisprudence en la matière semble confirmer que le schéma ne présente pas aujourd’hui de risques particuliers.
La question est à nouveau posée depuis la loi de finances pour 2019 ; aux termes du nouvel article L. 64 A du Livre des procédures fiscales, l’opération pourrait désormais être remise en cause par l’Administration dès lors que le but n’est plus exclusivement mais principalement fiscal22.
Toutes les opérations familiales d’anticipation successorale ou d’arbitrage patrimonial, non seulement les plus complexes mais également les plus simples, dès lors qu’elles génèrent une économie fiscale, sont dorénavant susceptibles d’être remises en cause. Désormais, la marge d’appréciation de l’Administration est sans limite ; démontrer qu’une opération est justifiée par un but autre que fiscal est une chose, apporter la preuve que le but en question est supérieur au but fiscal en est une autre.
Les commentaires immédiatement suscités par ce texte émettant la crainte que les simples donations avec réserve d’usufruit seraient menacées23 ont contraint le ministère à publier un communiqué de presse pour confirmer que ces donations ne sont pas concernées24.
Bien que le communiqué de Bercy ne vise que les donations portant sur la nue-propriété, l’argumentation semble s’appliquer aussi aux donations d’usufruit, lesquelles constituent également un exemple de solidarité intergénérationnelle ; elles devraient donc échapper, dès lors qu’elles ne sont pas fictives, à une requalification au titre de l’abus de droit.
1 –
Coiffard D. et Delecraz Y., « 100e congrès des Notaires de France : Code civil, les défis d’un nouveau siècle », 4e comm., 2004, Paris, p. 703 et s.
2 –
Aulagnier J., « Le démembrement de propriété, 20 ans d’évolution », Dr. & patr. 2008, n° 167, p. 46.
3 –
Un nouveau barème prévu à l’article 669 du CGI a remplacé celui de l’article 762 (anc.) : la valeur de l’usufruit est majorée de 20 % et celle de la nue-propriété minorée d’autant. Deux tranches supplémentaires ont été créées, de 72 à 81 ans et de 82 à 91 ans.
4 –
Grimaldi M., « Aspects civils du démembrement », Dr. & patr. 1995, n° 2, p. 26.
5 –
Il n’existe, à notre connaissance, aucune jurisprudence sur ce point ; on peut cependant penser que les tribunaux ne prononceraient pas la nullité mais requalifieraient l’opération en constitution à titre gratuit ou à titre onéreux, en tenant compte de l’intention des parties.
6 –
Libchaber R., « Une cession temporaire d’usufruit », Defrénois 15 sept. 2008, n° 38816, p. 1656.
7 –
Omarjee L., « De quelques outils stratégiques en matière de donation intrafamiliale », AJ fam. 2008, p. 59.
8 –
Cass. 1re civ., 18 janv. 2012, n° 09-72542 : Bull. civ. I, n° 8 ; Defrénois 15 juill. 2014, n° 116u8, p. 762, obs. Chamoulaud-Trapiers A. ; Defrénois flash 30 janv. 2012, n° 110u5, p. 1 – Cass. 1re civ., 18 janv. 2012, n° 10-25685 : Bull. civ. I, n° 7 ; Defrénois flash 30 janv. 2012, n° 110u5, p. 1 – Cass. 1re civ., 18 janv. 2012, n° 10-27325 : Bull. civ. I, n° 9 ; Defrénois 15 juill. 2014, n° 116u8, p. 762, obs. Chamoulaud-Trapiers A. ; Defrénois flash 30 janv. 2012, n° 110u5, p. 1 – Cass. 1re civ., 18 janv. 2012, n° 11-12863 : Bull. civ. I, n° 8 ; Defrénois 15 juill. 2014, n° 116u8, p. 762, obs. Chamoulaud-Trapiers A. ; Defrénois flash 30 janv. 2012, n° 110u5, p. 1.
9 –
Cass. 1re civ., 11 oct. 2017, n° 16-21419, FS-PB ; Defrénois 26 avr. 2018, n° 136a1, p. 36, obs. Vareille B. ; Defrénois 14 juin 2018, n° 137b0, p. 35, obs. Tranchant L. ; Defrénois flash 30 oct. 2017, n° 142g7, p. 1.
10 –
C. civ., art. 843, al. 1er : « Tout héritier, même ayant accepté à concurrence de l’actif, venant à une succession, doit rapporter à ses cohéritiers tout ce qu’il a reçu du défunt, par donation entre vifs, directement ou indirectement ; il ne peut retenir les dons à lui faits par le défunt, à moins qu’ils ne lui aient été faits expressément hors part successorale ».
11 –
C. civ., art. 856, al. 1er : « Les fruits des choses sujettes à rapport sont dus à compter du jour de l’ouverture de la succession ».
12 –
Grimaldi M., « Retour sur les donations de fruits et revenus », in Mélanges en l’honneur du Professeur Gérard Champenois, 2012, Defrénois, p. 437.
13 –
Brochard R., « Les incidences des libéralités sur le règlement successoral après la loi du 23 juin 2006 », brochure Cridon Ouest, avr. 2010, p. 25.
14 –
Position défendue par le Cridon Lyon (réponse du 2 nov. 2010, Morello D.). En ce sens égal. : 1re commission du 107e congrès des notaires de France, Cannes 2011 – Chetaille M. et Delecraz Y.
15 –
En ce sens Ferré-André S., « L’usufruit dans les libéralités à l’épreuve du temps », JCP N 2014. C’est également cette méthode que la Cour de cassation semble valider dans un arrêt du 8 novembre 2005 (Cass. 1re civ., 8 nov. 2005, n° 03-13890 : Bull. civ. I, n° 409) bien qu’elle ne se prononce pas directement sur la méthode car elle considère que l’évaluation du rapport relève de l’appréciation souveraine des juges du fond qui avaient, dans cette affaire, chiffré de façon purement arithmétique l’économie de loyers sur la totalité de la période d’occupation.
16 –
En ce sens, Barabé-Bouchard V., « Occupation gratuite d’un logement par un héritier. De la dispense systématique de rapport au rapport systématique », JCP N 2006, p. 1220.
17 –
Aulagnier J., « Évaluation des droits d’usufruit, de quasi-usufruit et de nue-propriété par la méthode d’actualisation des flux futurs », Dr. & patr. 1999, p. 76.
18 –
Bénoudiz L., « L’évaluation d’un usufruit temporaire : quelle méthode ? Quel taux ? », Dr. fisc. 2019, p. 140.
19 –
Cridon Lyon (réponse préc. du 2 nov. 2010, Morello D.).
20 –
Les pensions alimentaires versées à des enfants majeurs sont déductibles dans la limite de 5 888 € par enfant, limite doublée si l’enfant est chargé de famille et que les parents subviennent seuls à ses besoins (revenus 2018). Les sommes déduites constituent un revenu imposable à déclarer par le bénéficiaire (CGI, art. 156).
21 –
BOI-PAT-IFI-20-20-30-10, 8 juin 2018, § 1.
22 –
LPF, art. L. 64 A : « Afin d’en restituer le véritable caractère et sous réserve de l’application de l’article 205 du CGI, l’Administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes qui, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ont pour motif principal d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportés eu égard à sa situation ou à ses activités réelles (…) » (Defrénois 10 janv. 2019, n° 144h2, p. 9).
23 –
Sabbah C., « Succession : menace fiscale sur le transfert de la nue-propriété », Les Echos, 7 janv. 2019.
24 –
DGFiP, communiqué de presse n° 568, 19 janv. 2019 : « En ce qui concerne la crainte exprimée d’une remise en cause des démembrements de propriété, la nouvelle définition de l’abus de droit ne remet pas en cause les transmissions anticipées de patrimoine, notamment celles pour lesquelles le donateur se réserve l’usufruit du bien transmis, sous réserve bien entendu que les transmissions concernées ne soient pas fictives. En effet, la loi fiscale elle-même encourage les transmissions anticipées de patrimoine entre générations parce qu’elles permettent de bien préparer les successions, notamment d’entreprises, et qu’elles sont un moyen de faciliter la solidarité intergénérationnelle (…) » (Defrénois 24 janv. 2019, n° 144×9, p. 8).